Quittons un peu le monde du sport (mais pas trop non plus) pour parler d’un sujet assez récurrent de nos jours… La reconversion professionnelle. Très tôt nous sommes orientés pour satisfaire à un schéma considéré comme celui de la réussite : cursus scolaire parfait, nombreux diplômes, responsabilités grandissantes, salaire florissant et pourtant… il n’y a jamais eu autant de burn-out ou de bore-out qu’à l’heure actuelle !
Nous sommes de plus en plus nombreux à nous questionner sur notre place et notre rôle dans une société hyperactive et exigeante, et à constater que notre investissement professionnel n’est pas toujours en adéquation avec nos besoins intrinsèques, notre curiosité, nos envies, nos talents intellectuels, émotionnels, manuels, artistiques… Alors quand le travail devient alimentaire et que l’épanouissement n’est pas au RDV, certains empruntent la voie du changement. Mais l’inconnu peut faire peur et nombreuses sont les surprises qui se cachent derrière la porte de la reconversion. Car si les possibilités sont infinies, la complexité est elle aussi de la partie. Il devient tentant de vite rebrousser chemin pour retrouver une zone de confort sécurisante… Et c’est là que je vous arrête !
Si à un moment vous avez songé à emprunter une autre voie c’est qu’il y a une raison. Prenez le temps de l’analyser et de la comprendre. Si elle vous mène au changement foncez ! Il n’est jamais trop tard pour faire ce que l’on aime.
Tout changement est source de stress. Ce n’est plus à démontrer. Mais un brin d’organisation, une touche de courage, un environnement propice et de la volonté seront vos meilleurs alliés. Une reconversion ça se ressent, ça se réfléchi, ça se dessine, ça se prépare sur un tas d’aspects (temps, financement, formation, diplômes, investissement, débouchés…) et pour tout ça rien de tel que des témoignages pour trouver de ci de là de l’inspiration, du courage, des conseils, des idées…

On commence avec Enguerrand qui nous en dit plus sur les étapes de sa reconversion un brin forcée mais là où a soufflé la tempête le soleil brille désormais durablement. Les épreuves que la vie nous impose parfois sont de réelles chances. Sources d’apprentissage, d’introspection, de meilleure compréhension de soi ou du monde… Avancer avec les moyens du moment n’est pas chose aisée mais Enguerrand a réussi avec brio et j’ai le plaisir de partager avec vous son témoignage.
Enguerrand c’est tout d’abord une rencontre sportive (et oui encore et toujours !) qui a pu naitre grâce aux réseaux sociaux. C’est sur nos vélos respectifs et à vive allure au sein d’un paquet de cyclistes fous à Longchamps que nous nous sommes croisés avant de nous retrouver sur la toile du net. Chacun avec nos pépins du moment et quelques similarités de parcours, nous avons vite sympathisé. Journaliste sportif, victime d’un accident de moto non sans gravité, Enguerrand n’a pas pu poursuivre l’activité professionnelle qui le passionnait jusque-là et a dû s’adapter à son environnement et surtout aux séquelles de son accident. Acceptation, lucidité, bienveillance et beaucoup de courage. Découvrons son parcours sans plus tarder !
« Enguerrand raconte-nous d’où tu viens »

Je suis né à Reims, une ville rasée par les obus durant la première guerre mondiale. Assez jeune, je découvre la Bretagne et j’en tombe infiniment amoureux. Depuis lors, j’ai passé beaucoup de temps en Bretagne. Ma sensibilité y a été baptisée à l’eau salée et mon cœur est à présent scellé à son granit.
« Cycliste passionné quel a été ton parcours dans ce domaine ? »
Un parcours atypique, je pense. J’ai toujours conçu la bicyclette comme une performance plutôt artistique que physique. Le vélo, c’est tout d’abord l’accord du corps avec la machine. Ensuite, il y a pour moi quelque chose de profondément émotionnel que de parcourir une grande distance en silence sur un itinéraire choisi, sans laisser aucune trace sur son passage.
Du coup, pendant plusieurs années, j’ai multiplié les expériences cyclistes solitaires. Je concevais mes sorties comme des sortes de pèlerinages. Par exemple, au sujet de la ville de Reims dont je parlais juste avant, il m’est par exemple arrivé de rouler sur les lieux des batailles de la première guerre mondiale qui encerclent la ville. Je me souviens que le ruban bleu du Chemin des Dames s’était imprimé sous mes roues, comme si l’électricité mystérieuse de ce lieu martyr se transmettait par mon vélo jusqu’à mon corps. Il m’est aussi arrivé de rouler sur les traces d’Arthur Rimbaud dans les Ardennes…
Ensuite, c’est par hasard que j’ai découvert que j’avais un potentiel sportif en matière de vélo. Après quelques rencontres amicales, je me suis lancé à vingt ans dans la compétition. Cela a duré une dizaine d’années. Je n’étais pas mauvais, mais mon état d’esprit était trop « romantique » pour être vraiment efficace. J’avais trop d’états d’âme pour être un pur compétiteur. Là encore, je concevais la course comme une performance artistique, et je ressentais trop l’âme du peloton pour m’en échapper. Néanmoins, j’ai de très bons souvenirs de quelques victoires en solitaire et de belles échappées à la faveur d’attaques dans les bosses. J’étais un assez bon grimpeur, et j’adorais la figure mythologique du grimpeur qui s’arrache au sort grégaire du coureur de peloton pour suivre la trace d’Icare, au risque de se brûler les ailes… En fin de carrière, je me suis passionné pour le cyclo-cross, et j’ai finalement décroché un titre de champion régional dans cette discipline, et aussi quelques belles places au championnat de France. Après un grave accident de la route, ma carrière amateur s’est achevée du jour au lendemain, sans transition. Aujourd’hui, j’ai la chance de pouvoir pédaler encore, mais l’accident reste un trait de fracture sur mon parcours. Désormais, je suis un cycliste aux jambes pileuses, tout un symbole : en tant que compétiteur, mon corps a fait son temps…
« Dans une de tes précédentes vies tu avais décidé de concilier ta passion du sport et ton investissement professionnel, un challenge pas toujours évident. C’est tout naturellement que tu travaillais comme journaliste sportif. A cette époque pensais-tu avoir tous les ingrédients pour t’épanouir pleinement et durablement ? »
Parallèlement à mon parcours sportif, j’ai été journaliste dans le vélo durant cinq ans, puis journaliste moto pendant huit ans. Cela m’a permis de vivre des expériences fortes, de faire beaucoup de montagne à vélo, de suivre des épreuves telles que le Tour de France et de me prendre de passion pour les classiques flandriennes, avec une prédilection pour le Tour des Flandres.
Le journalisme m’a permis de vivre des choses très intenses et de concilier deux choses essentielles pour moi : l’écriture et le sport. Pour autant, si ces années passées à travailler dans la presse ont été riches de souvenirs merveilleux et de grands voyages de découvertes, je ne pense pas que j’avais le profil type pour m’épanouir au long terme dans le journalisme. Je n’y trouvais pas mon compte d’un point de vue intellectuel. Si je vivais alors de ma plume, celle-ci était alors par trop encapuchonnée par diverses contraintes inhérentes à mon environnement professionnel. Donc paradoxalement, je vivais de ma plume sans pour autant en faire ce que je voulais. Et puis d’autres contraintes, budgétaires celles-là, rendaient parfois l’écriture perméable à des intérêts économiques ou politiques. Une situation qui a fini par me frustrer au fil des ans.
« Ta reconversion n’était pas vraiment souhaitée. C’est un accident de moto qui t’a brutalement poussé à changer de voie ou disons à t’adapter à ce qu’il te restait professionnellement, physiquement et sportivement. Comment as-tu réagi ? »
Disons que dans le fond, cela faisait quelques années que je rêvais au fond de changer de voie. Mais cela ne restait qu’un projet sans queue ni tête, le genre de choses qu’on se dit le soir au coin du feu en regardant un reportage exotique sur la plongée sous-marine en Polynésie !
Et puis, il y a eu ce fameux accident. A l’époque, j’étais rédacteur en chef d’un magazine de moto. Lors de mon accident, j’étais encore en période d’essai. Après de nombreuses opérations, un long séjour à l’hôpital et en centre de rééducation, j’ai enfin pu reprendre mon poste pour finalement me faire remercier sèchement en fin de période d’essai. Mon accident est un accident du travail, et ce travail, j’ai fini par le perdre à peine remis sur pied. Ce fut un deuxième choc.

Donc en résumé, je venais de perdre en un instant, un instant de fracas ma santé, mon travail et ma carrière de sportif amateur ! Il y eut une première phase dure, vraiment dure. Mais rapidement, grâce à mes proches, et grâce à des rencontres fortes, j’ai vu les choses autrement. C’est banal de dire cela, mais l’accident, tout en abîmant pas mal de choses, a révélé une grande force, un authentique carburant de vie et de joie.
« Rome ne s’est pas construite en un jour… Ta reconversion non plus. Pour autant cette phase de transition a été d’une extrême richesse humaine. Tu veux bien nous en dire plus sur tes rencontres clés, celles qui t’ont guidé ? »
La période de ma convalescence est de ma reconversion est paradoxalement la plus riche que j’ai vécue en tant qu’homme. J’y ai fait beaucoup de rencontres décisives. A commencer par l’ensemble des personnes soignantes qui se sont occupées de mon corps brisé chaque jour pendant des mois. Ce sont d’abord des infirmières, des kinés et des ergothérapeutes qui m’ont aidé à faire front et, au bout du tunnel, à me remettre debout. Beaucoup d’entre eux sont devenus des amis, et je leur suis extrêmement reconnaissant. Ensuite, lorsque j’ai pris la décision de me reconvertir, j’ai repris des études et préparé un concours. Durant cette période, j’ai connu des formateurs hors du commun qui m’ont donné le goût du métier d’enseignant que je venais de choisir « par accident » ! C’est ainsi que de reconverti « forcé », je suis devenu un reconverti passionné !
J’ai gardé le meilleur pour la fin : au cours de mon long séjour en rééducation, ma route a croisé celle d’une personne hors du commun, Geneviève, une skieuse de haut niveau qui, après un premier accident survenu il y a plus de dix ans et qui lui a paralysé les membres inférieurs, venait d’être victime d’un nouvel accident tandis qu’elle préparait les Jeux Olympiques d’hiver. Ce nouvel accident lui avait laissé le bras gauche paralysé. Très vite nous sommes devenus amis. Au quotidien, le contact de cette fille doublement paralysée et pourtant si combattive dans l’épreuve m’a tiré vers le haut. J’ai pris conscience que si j’étais cassé de partout, je ne souffrais d’aucune séquelle neurologique. En gros, malgré le corps en miettes et les douleurs, malgré les douze opérations en trois ans, je n’avais pas grand chose au fond comparé à ceux qui réapprennent à vivre après une lésion neurologique. Trois ans après notre rencontre, Geneviève et moi nous sommes mariés en Bretagne. Notre histoire est celle de l’étonnant récit d’un grand choc qui se termine par un mariage ! Nous avons beaucoup de chance…
« D’abord on se remet sur pied, puis on écoute son cœur avec l’éclairage de la raison et… on construit de nouvelles choses ! Alors cette / ces reconversions tu nous en dis plus ? ! »
Je me demande si ma reconversion n’est pas au fond une histoire de retour aux sources… En effet, lorsque j’avais vingt ans, l’idée de devenir instituteur m’avait déjà traversé l’esprit, avant que je ne sois happé par le tourbillon du sport et du journalisme. Après mon licenciement sec, j’ai tout d’abord tenté de continuer à travailler dans la presse moto où j’étais rédacteur en chef. Mais deux problèmes m’ont vite sauté aux yeux : tout d’abord le nombre de postes dans la presse spécialisée se réduit comme peau de chagrin. Ensuite, continuer à travailler pour moi dans la moto était tout simplement impossible. Je suis remonté en selle, histoire de boucler la boucle. Mais ensuite, j’ai décidé de ne plus toucher une moto. Donc pour continuer dans le journalisme, il me fallait quasiment reprendre tout à zéro, tant la presse spécialisée est compartimentée. Or avec douze ans d’expérience, l’idée d’enchaîner les piges et de me refaire un réseau ne m’enchantait guère. De plus, je crois que je recherchais au fond un métier avec plus de sens. Or écrire encore des articles sur un nouveau vélo, une nouvelle moto ou une compétition, je crois que je n’en trouvais pas le sens social. C’est là que j’ai eu le déclic : la reconversion !
J’ai tout d’abord songé à devenir professeur de français dans le secondaire, puisque j’avais suivi des études de Lettres. Mais peu à peu, j’ai été séduit par la polyvalence des maîtres d’école. Et puis, vivre toute une année avec une classe, c’est une expérience tout à fait différente et passionnante.
Alors j’ai profité de mon licenciement pour retourner à l’école et préparer à temps complet le concours de professeur des écoles pendant un an. Un concours que j’ai décroché assez brillamment, et ce succès m’a permis de retrouver confiance en moi. Et depuis, je crois avoir trouvé ce que je cherchais professionnellement. J’éprouve beaucoup de reconnaissance envers tout ceux qui ont cru en moi dès le début, et aussi un peu de fierté d’avoir osé faire le grand saut de la reconversion.

« La vie est un éternel apprentissage. Tu as ponctué ta reconstruction d’étapes très symboliques. La rédaction d’un livre, une ascension du Ventoux particulière pour toi, un magnifique mariage… C’est donc pas à pas qu’il faut avancer ? Avec des objectifs réalisables qui nous tiennent à cœur même si la fin du chemin semble encore loin ? »
C’est vrai qu’il y a eu un grand nombre de symboles dans ma rééducation. C’est comme si je réparais ma vie en même temps que mon corps. Il y a eu beaucoup de moments très forts. J’ai tenu par exemple à terminer à moto l’itinéraire que je suivais lors de mon accident, avant de raccrocher définitivement la moto. Quelque part, j’avais bouclé la boucle, j’avais dépassé le traumatisme de l’accident et c’est moi qui décidais d’arrêter.
L’accident m’a aussi décidé d’assumer enfin le fait d’écrire. J’écris de manière personnelle depuis que j’ai dix, mais j’ai toujours trouvé médiocre ce que je faisais. Après mon accident, j’ai écrit un livre qui témoigne de mon expérience. C’est un manuscrit très personnel que j’ai choisi de garder au fond d’un tiroir. En revanche, cela m’a motivé pour la suite et depuis, j’ai écrit un roman qui est en voie d’édition : c’est une fiction, mais qui traite en partie du thème du handicap physique, de cette notion de « réparer la vie » et aussi de résilience.
L’ascension du Mont Ventoux est une autre étape symbolique. Lorsque j’étais coureur, je grimpais le Ventoux au moins une fois par an. J’avais une relation très spéciale avec cette montée. Après l’accident et quelques années très difficiles, j’ai décidé de me lancer le défi d’essayer de savoir si je serais encore capable de gravir le Ventoux à vélo. C’était un gros challenge pour moi, sachant que je marchais encore avec des béquilles quelques mois avant d’attaquer le Ventoux. Finalement, je me suis lancé avec mon amie Alexia qui pédalait à mes côtés, et ma fiancée en soutien au bord de la route ! Je suis allé jusque au sommet en ressentant quelque chose de très puissant là-haut : cette ascension, c’est la preuve que l’accident n’a pas gagné le bras de fer qu’il m’a imposé. Et puis ce fut aussi l’occasion de renforcer mon amitié avec Alexia : grimper le Ventoux avec un ami, c’est le rencontrer pour de vrai !

Une semaine après le Ventoux, je me suis marié. Là encore, pour mon épouse et moi, ce fut quelque chose de grandiose, pour beaucoup de raisons, et d’abord pour tout l’amour que nous nous portons profondément. Mais quelque part, ce mariage, c’est pour mon épouse et moi une sacrée victoire sur nos accidents respectifs. Au final, plutôt que de regarder avec dépit nos blessures, nous pouvons dire de nos accidents que nous avons transformé deux coups du sort en une histoire d’amour très forte.
« Une dernière question que je ne t’ai encore jamais posée. Finalement cet accident… Etait-il pour toi le fruit du hasard… ? Ou simplement le petit coup de pouce nécessaire pour atteindre la vie pleine et heureuse que tu mènes aujourd’hui ? »
Voilà une question bien difficile… Intérieurement, nous vouons notre vie à donner du sens à tant de choses plus grandes que nous. Alors, entre hasard et coup du sort, chacun voit midi à sa porte.
Mais il existe un alter ego à cette question, tout aussi difficile celui-là : serais-je prêt aujourd’hui à renoncer à mon accident ? Si je n’avais pas eu mon accident, j’aurais encore mes jambes et mes bras de jeune homme, je n’aurais pas de métal dans le corps et je ne serais pas condamné à des séances de rééducation à vie. Mais en même temps, sans l’accident, je n’aurais pas connu la femme de ma vie, je n’aurais pas découvert un nouveau métier qui me passionne, et je ne me serais pas non plus découvert des ressources de vie auxquelles j’aime m’abreuver chaque jour. Si je mets tous ces éléments dans la balance, je sais aujourd’hui de quel côté elle penche…
« En attendant une prochaine ascension de col à vélo, quel message souhaiterais-tu transmettre à ceux qui peuvent douter d’eux suite à un accident de vie qui chamboule tout ? »
Transmettre un message, comme c’est difficile… Très humblement, je citerais le titre d’un roman de Giono : Que ma joie demeure. J’ai souvent pensé à ce livre lorsque j’étais cassé de partout. De mon côté, trois choses m’ont vraiment aidé : l’enthousiasme, la volonté et l’amour. J’ai envide de dire que parfois, la vie est suffisamment surprenante pour qu’un accident de vie devienne libérateur et ouvre de nouvelles perspectives. C’est alors que l’enthousiasme peut aider à voir ces perspectives, plutôt que de se flétrir d’aigreur sur ce qui n’est plus. La volonté, elle, est un moteur puissant pour ne pas perdre le cap lorsque les difficultés apparaissent. Quant à l’amour, c’est de loin le carburant le plus absolu. Cela me semble aussi évident que juste. Il arrive que la vie nous bouscule simplement car elle est en a assez de ne pas être assez bousculée. Le seul handicap que j’ai croisé sur ma route reste celui du cœur. Tous les autres, sans exception, étaient des hommes et des femmes à la beauté sans pareille.